Lettre de mai 2015
de John Ralston Saul


Président international, aux membres du PEN

le 13 mai, 2015

Chers membres du PEN, chères amies, chers amis,

Nous avons entrepris ce printemps une ambitieuse action dans trois pays d’Amérique latine. Il y a seize centres du PEN qui y ont participé. Nous avons appelé notre campagne : Le Sommet PEN des Amériques et elle s’est déroulée au Honduras, au Nicaragua et au Mexique.

De quoi s’agissait-elle ? Il fallait entre autres porter notre attention sur la violence qui augmente contre les écrivains dans des régions d’Amérique latine ; une violence qui se répand. Et il fallait aussi élaborer une stratégie du PEN dans les Amériques – depuis l’Argentine et le Chili jusqu’au Canada. Et finalement, nous voulions signaler la force de plus en plus grande du PEN en Amérique latine, un remarquable renouvellement de nos énergies et de notre influence. Mais il nous reste beaucoup à faire et le Sommet visait à le souligner.

Quelques uns d’entre nous, dont Carles Torner et notre expert dans les questions d’Amérique latine, Tamsin Mitchell et Roberto Alvarez avons commencé notre voyage au Honduras, l’endroit le plus homicide au monde où pratiquer le journalisme. Nous avons passé beaucoup de temps avec l’énergique nouveau centre PEN hondurien, dirigé par Dina Meza. Brendan de Caires, du PEN Canada et Kaitlin Owens, de la faculté de droit de l’Université de Toronto étaient là aussi pour assurer le suivi du rapport du PEN sur le Honduras. Et ils travaillent avec le PEN hondurien en vue d’établir un prix qui récompense le courage d’un journaliste: Escribir sin miedo.

Nous avons eu une réunion avec le Ministre de la justice, Abraham Alvarenga Urbina, avec des hauts fonctionnaires, avec la recteure de l’Université autonome du Honduras, Julieta Castellanos. Nous avons à chaque occasion souligné le haut taux d’impunité, 91%, dans les cas de crimes contre les écrivains. Il existe quelques signes de changement, comme la mise en place d’institutions d’investigation – mais elles sont si mal financées qu’elles sont presque impuissantes.
Voici un exemple de l’ambiance qui prévaut : au moment où nous quittions la conférence de presse de diffusion de notre communiqué final, il y a eu une tentative d’enlèvement de l’un des participants.

Nous avons vu Julio Ernesto Alvarado, un journaliste bien connu de la télévision hondurienne. Des personnalités haut placées ont fait de nombreux efforts pour le faire taire en utilisant les lois contre la diffamation criminelle. De nombreuses interventions par le PEN et par d’autres, dont notre présentation devant la Commission inter-américaine des droits de la personne le 25 mars, 2014, ont abouti à la proclamation de mesures de précaution de la part de la cour, mesures qui ont prépondérance sur la loi hondurienne. Mais il est quand même continuellement menacé.

Ce que la cas Alvarado met de l’avant c’est à quel point les cas de diffamation criminelle peuvent être dangereux. Elle continue d’ailleurs d’être en place presque partout dans le monde, y inclus dans presque toute l’Europe. Dans bien des lieux, on n’applique pas la loi, mais elle pourrait l’être à tout moment.
Le point à faire est que la diffamation criminelle est un outil pré-démocratique destiné à permettre aux autorités de bâillonner la liberté d’expression. Les lois contre la diffamation sont nécessaires, mais elle ne devrait pas être criminelle.

C’est le dynamique centre PEN Nicaragua, dirigé par Gioconda Belli, qui nous ont reçus dans ce pays. Nous y avons passé un bon moment. Gioconda et moi avons aussi participé à l’inauguration du Festival international de poésie de Granada – une intéressante assemblée d’écrivains. Le lendemain, avec Ernesto Cardenal et Gioconda, j’ai participé à un événement public à Managua au sujet du projet gouvernemental de construire un canal depuis les Caraïbes jusqu’au Pacifique. Pourquoi ? Il s’agit d’un projet gigantesque qui transformerait le pays. Pour le meilleur ? Pour le pire? Comment savoir. Cela changerait radicalement l’environnement et la vie des gens. Et pourtant toutes les décisions ont été prises sans consultation ou sans analyse de la documentation. Un processus autoritaire et douteux. Un exemple évident de la manière d’étouffer sans violence la liberté d’expression.

Puis nous avons eu des échanges avec plusieurs Centres PEN, dont celui de Guatemala (représenté par Karla Olscoaga), et ceux du Honduras et du Nicaragua, afin d’élaborer une stratégie pour les Centres PEN d’Amérique centrale, la Déclaration de Managua. Gloria Guardia (panaménne, vice-présidente internationale, présidente de la Fondation ibéro-américaine du PEN) a participé aux débats.

La dernière étape nous a amenés à Mexico. C’était la troisième délégation en quatre ans. Il y avait là des écrivains venus de seize Centres différents. Une remarquable réunion. La liste des délégués se trouve à la fin de cette lettre. Il faut remarquer qu’il y avait les présidents de six centres de la région, dont Luisa Valenzuela, d’Argentine, Claudio Aguiar, du Brésil, Jean-Euphèle Milcé, d’Haïti, avec ceux du Honduras et du Nicaragua, ainsi que le vice-président du centre guatémaltèque. Robert Wallace le trésorier du PEN Center USA, Pablo Medina et Sandra Cisneros du PEN American Center, Gaston Bellemare, vice-président du Centre québécois, Wayne Grady du PEN Canada. Regula Venske, secrétaire général du centre allemand, Dylan More du PEN Cymru du Pays de Galles, et une grande partie du leadership international (Hori Takeaki, Eric Lax, Marian Botsford Fraser, Joanne Leedom-Ackerman et moi-même).
Nous avons été bien accueillis par le PEN Mexico, dont la présidente Aline Davidoff, avec Alicia Quiñones et Rose Mary Espinosa. Rita Gracián du PEN Guadalajara et Víctor Sahuatoba du PEN San Miguel de Allende ont aussi très impliqués.

Nous avons commencé en émettant une déclaration publique très claire quant à ce qui doit changer.

Le plus important sans doute a été un grand événement public – intitulé PEN Pregunta – qui faisait suite à l’événement PEN Protesta de 2012. 50 écrivains y ont participé, dont Homero Aridjis, Elena Poniatowska et Carmen Aristegui, chacun parlant par ordre alphabétique pendant une minute ce qui rassemblait écrivains mexicains et membres de la délégation.

Le Maire de Mexico a accordé une bienvenue formelle dans la capitale à la délégation lors d’une discussion publique sur le rôle de la littérature et de la liberté d’expression dans la ville. Puis nous avons eu une entrevue avec le remarquable nouveau Commissaire aux droits de la personne, Luis Raúl González Pérez. Ont suivi plusieurs rencontres de substance avec des personnalités de haut niveau, dont presque deux heures avec le Ministre de l’Intérieur, Miguel Ángel Osorio Chong, pour terminer avec le Ministre des Affaires étrangères, José Antonio Meade. Quelques uns parmi nous ont témoigné devant le Comité du sénat sur les droits de la personne.

Quelle est la situation? Du côté positif, il y a eu d’importantes arrestations de leaders criminels. Et le mécanisme d’État destiné à protéger les journalistes a été renforcé, même s’il n’est pas encore aussi efficace qu’il le devrait.

La réalité, c’est que le nombre d’écrivains tués a augmenté depuis le début du mandat du Président Peña Nieto. Et je dois avouer que je n’ai pas perçu de véritable compréhension ou acceptation parmi les représentants du pouvoir quant au sérieux de ce problème auquel on ne peut s’attaquer qu’en ciblant ce qu’on pourrait appeler la malsaine trinité de la corruption, de la violence et de l’impunité. C’est par l’impunité qu’on peut mesurer le changement. Au Mexique, c’est 90%. Il n’y a pas eu de progrès. C’est la corruption qui détient la clé. Rien ne va changer si les hauts cadres de la bureaucratie – civile, politique, militaire – ainsi que les leaders du monde des affaires ne font pas l’objet d’enquêtes et ne sont pas amenés à procès.

Un des ministres a manifesté son exaspération, alors que nous insistions sur le problème, en faisant le commentaire que 103 écrivains tués et 25 disparus,n’était pas tant que ça. Puis il affirma qu’il pensait voir le taux d’impunité baisser à 70% en un an. On peut difficilement commenter de telles affirmations.

Un des éléments qui ont changé la mise, c’est le meurtre de 43 étudiants d’Ayotzinapa le 26 et le 27 septembre 2014. Quelle que soit la véritable cause de ces meurtres, on ne peut ignorer que ces jeunes étaient en route pour Mexico pour participer à un mouvement de protestation, pour exercer leur liberté d’expression. Nous avons pu converser avec Omar García, un de ceux qui ont réussi à s’échapper. C’est un jeune homme remarquable. Il n’a de cesse de s’exprimer en public et est continuellement menacé. Le gouvernement du Mexique devrait assurer sa sécurité, quelle que soit sa position.

Finalement, une deuxième séance de notre Sommet des Amériques a eu lieu, avec la participation de tous les Centres. On en a tiré une ébauche de stratégie pour la Déclaration du sommet des Amériques que nous espérons mener à bien pour lui donner le point final en octobre prochain au Congrès de Québec.

Avant de me rendre en Amérique latine, je me suis rendu en Macédoine, à Ohrid, pour des raisons qui n’avaient pas à voir avec PEN. Plus tard, à Skopje, j’en ai profité pour passer un moment avec des membres du PEN Macédoine, maintenant dirigé par Ermis Lafanazovski et Vladimir Martinovski. Et puis bien sûr l’une de nos vice-présidentes internationale, Katica Kulalavkova, est macédonienne. Nous avons conversé avec des membres et avons discuté la situation qui empire en Macédoine. Vida Ognjenovic, une autre de nos vice-présidentes internationales, était avec nous.

À ce moment-là, l’un des principaux journalistes macédoniens, Tomislav Kezarovski, était en prison. PEN ne voit aucune raison pour cette incarcération. Il se trouve qu’une grande partie de la communauté culturelle allait prendre le risque de mener une manifestation le jour où je me trouvais à Skopje. Katica Kulavkova, Vladimir Martinovski, Natasha Avramovska et moi y avons participé. À mi-chemin de la marche, Tomislav a été expulsé de sa prison et il est venu lui-même se mélanger aux marcheurs. Le lendemain matin je suis allé avec Vladimir et Natasha lui rendre visite, à lui et à sa famille.

Depuis lors, comme vous le savez, la situation a empiré. Après les révélations au sujet de la surveillance de plus de 20,000 personnes, dont de nombreux écrivains, pendant les quatre dernière années, il y a eu des démonstrations encore plus importantes.

Il s’agit là de l’un de ces cas spéciaux où un pays qui tente de fonctionner démocratiquement découvre qu’un certain nombre de ses leaders sont en train de miner la démocratie qui les a amenés au pouvoir.

Il y a deux importants centres PEN aux Etats-Unis. Il y a quelques semaines, Eric Lax et moi avons passé quelque temps avec le PEN Centre USA, basé à Beverly Hills, à Los Angeles. Le vice-président, Jamie Wolf et le trésorier, Bob Wallace ont été très utiles. Bob était le délégué de son Centre pour la mission au Mexique. J’ai été très impressionné par la qualité du personnel sous l’autorité de la directrice exécutive, Michelle Franke.

Le Centre a de beaux programmes. Onze prix littéraires différents. On organise des ateliers d’écriture dans des refuges, dans des communautés autochtones, dans des classes. Le programme le plus impressionnant est sans doute celui des Emerging voices (Voix émergentes). Il vise ceux qui veulent devenir écrivains mais n’y ont pas accès. Ceux qui soumettent avec succès leur candidature reçoivent une bourse de 8 mois dont un mentorat professionnel, des classes à l’Université de Californie à Los Angeles, des cours de voix, des soirées avec des éditeurs de journaux ou de livres. C’est un programme franchement remarquable.

Certains parmi vous auront lu des commentaires tirés d’un vif débat qui s’est tenu dans l’autre centre PEN des États-Unis, le PEN American Center, qui est basé à New York. Le débat tournait autour de l’opportunité d’accorder une récompense à Charlie Hebdo. Il s’agissait d’un moment important car des débats comme celui-là sont l’essence d’une liberté d’expression saine. Il y a toujours de nombreux débats en cours sur différents sujets au sein de divers Centres PEN autour du monde.

Et à chaque fois, il faut se souvenir que la liberté d’expression exige de supporter les opinions divergentes. Cela m’étonne de voir à quel point des chefs d’État ou des chefs de gouvernement ou des ministres sont susceptibles, presque comme des enfants ; à quel point l’estime de soi est fragile chez eux ; comme ils détestent le débat public parce qu’il les expose aux critiques.

Je leur dis toujours qu’il faut mieux supporter les opinions divergentes ; qu’ils devraient prendre exemple sur les écrivains. Nous sommes habitués à la critique injuste et déplaisante – c’est bien évident que c’est injuste ! – depuis le premier livre qu’on a publié.

Le 14 et le 15 avril, Jarkko Tontti, le trésorier international, Josef Haslinger, le président du PEN allemand, Carles Torner, Jo Glanville, le directeur du PEN anglais, et moi étions à Bruxelles, au Parlement européen pour remettre un remarquable document sur la crise des réfugiés et des demandeurs d’asile en Méditerranée. Cela a eu lieu à l’initiative du PEN allemand. Le document suggère comment l’Europe pourrait cesser d’être sur la défensive et de se limiter à réagir, pour épouser une politique positive. Le texte a été signé par 1200 écrivains européens. Günter Grass a été le premier à signer, son dernier geste public. Vous pouvez toujours ajouter votre nom. Nous avons présenté le document à Martin Schultz, le président du Parlement européen lors d’une conférence de presse, puis nous avons eu une discussion privée avec lui pour discuter du détail de la situation.

Le lendemain, nous avons participé à un débat au Parlement européen sur la liberté d’expression en temps de crise ; trois autres écrivains se sont joints à notre groupe : Thamima Anam, une journaliste et romancière du Bengladesh ; Kamila Sjhamsie, romancière pakistano-britannique ; et Emine Sevgi Özdamar, écrivain allemand d’origine turque.

Lors de ma dernière lettre, je vous a parlé de la situation au Bengladesh. Nous avons là-bas un centre PEN qui gagne en force, mais la situation dans le pays se détériore dangereusement. Il y avait de nombreux signes de problèmes en novembre 2014 quand j’y suis allé, mais maintenant les blogueurs sont assassinés l’un après l’autre, plus récemment Ananta Bijoy Das, Washiqur Rahman Babu et Avijit Roy.

Veuillez ajouter ici votre nom à une importante lettre à ce sujet.

Finalement, comme vous le savez, PEN a fait de grands efforts pour s’opposer au nombre qui augmente de politiques qui limitent la liberté d’expression de la communauté LGBTQI dans un nombre de plus en plus grand de pays. Nous venons tout juste de lancer un site Internet, PEN OutWrite qui traite spécifiquement de cette, situation ; le site inclut des contributions de Pablo Simonetti et de Colm Tóibín.
Jetez-y un coup d’œil et participez au dialogue.

Avec mes salutations les plus amicales.

John Ralston Saul

Président international

13 Mai, 2015 – Lettre de mai 2015
de John Ralston Saul
 Président international, aux membres du PEN