LE 30 NOVEMBRE 2012

Chers membres du PEN, chères amies, chers amis,

Nous sommes une vingtaine, rentrés récemment de Turquie. Il s’est agi d’une mission longue et complexe menée dans des circonstances difficiles car la liberté d’expression en Turquie a connu un important déclin depuis bientôt deux ans. J’ai quand même le sentiment que nous avons aidé à créer un nouveau climat dans le débat public autour de la liberté d’expression.

Une douzaine d’entre nous sommes d’abord allés à Ankara pour des réunions avec des personnalités gouvernementales et diplomatiques. Puis nous avons rejoint le reste du groupe à Istanbul.

Nos déclarations formelles ont clairement défini notre position dans les deux villes. L’essentiel de notre argument est qu’environ 70 écrivains, éditeurs et journalistes sont emprisonnés; un nombre additionnel de 70 sont pris dans un bourbier juridique. Au moins 70% de ces personnes sont kurdes ou ont écrit sur la question kurde. Il y a plusieurs explications pour ce déclin de la liberté de parole. Il y a d’abord une loi anti-terrorisme fort mal libellée, tellement floue qu’elle peut être utilisée par presque n’importe qui, n’importe où dans le système gouvernemental pour à peu près n’importe quelle raison. Et c’est ce qui se passe. Au-delà de cette loi, il y a de déraisonnables détentions avant-procès, des procès qui n’en finissent plus, parfois même des délais de plusieurs années pendant les procès. Et ainsi de suite. Une loi bien écrite et appliquée avec justice débouterait la plupart de ces accusations et la plupart de ces personnes seraient libérées.

C’est le message que nous avons répété à chaque occasion que nous avons eue.

Au début de notre séjour, nous avons été reçus par le Président de la Turquie, Abdullah Gül. Il s’est agi d’une longue réunion formelle où nous avons pu présenter l’ensemble de nos préoccupations. Le président à ajouté une intéressante dimension publique lors de son intervention quand il a convenu que la situation portait ombrage à la réputation de la Turquie et a manifesté l’espoir que ces cas, dont il a dit qu’il les suivait, seraient bientôt résolus.

On peut, on doit voir là un signe du chef de l’état en faveur de la nécessité d’agir. Et ce contexte nous a permis de diffuser l’argumentaire du PEN à un large auditoire national. Notre délégation voulait bien sûr incarner un élément de solidarité avec les écrivains et les éditeurs de Turquie. Mais nos recommandations sont claires, réalistes et peuvent être appliquées. Elles sont maintenant sur la table. Nous devons poursuivre notre effort pour qu’on les adopte.

Un autre point important. Les personnalités publiques répètent que la loi anti-terroriste existe parce que la Turquie est en état de guerre intérieure. Nous répétons quant à nous ce qui est évident. On peut ou non avoir besoin d’une loi anti-terroriste. Mais personne n’a besoin d’une loi mal conçue, trop large et bâclée. Un texte moins flou et plus précis, appliqué justement, libérerait la plupart des écrivains, éditeurs et journalistes.

Et puis la liberté d’expression est la meilleure arme contre le terrorisme. Ce n’est pas une récompense accordée à ceux qui ont battu le terrorisme. La liberté d’expression est ce qui crée la confiance en soi qui marginalise la violence.

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À Ankara, les Ambassades britannique, canadienne et norvégienne ont chacune mis en place d’importantes réunions pour notre délégation. Nous avons aussi rencontré une personnalité de haut rang, le Ministre auprès de l’Union européenne, Egemen Bağiş ainsi que d’autres ONG et des membres du parlement turc. Il y a eu foule lors de notre conférence de presse à Istanbul. En fait. la remarquable couverture de presse de notre délégation est une preuve que nous avons réussi à faire passer notre message.

Un des moments-clé de la semaine a été une grande lecture publique à Istanbul où des membres de la délégation et de nombreux écrivains de la ville intervenaient brièvement. Comme pour la mission PEN Protesta à Mexico, chacun disposait de deux cent mots. Environ 50 personnes ont ainsi parlé. Plusieurs d’entre elles étaient en instance de procès ou libérées de prison. Cela s’est passé peu de temps après notre conférence de presse et a occupé la meilleure partie d’un après-midi – un superbe geste de solidarité que j’ai trouvé incroyablement émouvant. C’est ce que nous avons tous ressenti.

Je dois ajouter qu’un autre sujet que nous avons constamment soulevé a été celui des droits linguistiques. Nous avons fait grand usage du Manifeste de Gérone, dans sa version en turc. La traduction au kurde a été réalisée depuis. Je suis convaincu qu’il s’agira d’un outil utile dans les discussions linguistiques à venir en Turquie.

Un certain nombre d’entre nous avons pu nous rendre au procès d’Oda TV dans le grand et nouveau Palais de justice d’Istanbul. Il y a quelque chose de franchement dérangeant dans cet immense complexe anonyme de type commercial à l’architecture de centre d’achats où la justice si souvent n’est pas rendue. Me rappelant notre récente Déclaration sur le numérique, j’ai été frappé par un témoignage d’une journée entièrement basé sur ce qui avait été fait ou n’avait pas été fait à du matériel venu de l’Internet; à se demander si une nouvelle manière utilisée par les autorités pour piéger les gens n’était pas par la manipulation des courriels. C’est un exemple de la nature problématique du système de justice turc que deux écrivains, Ahmet Şik et Nedim Şener aient été entrainés dans cette affaire.

La Délégation a terminé sa mission à la Foire du Livre d’Istanbul. Nous avons eu deux réunions successives et lors de la séance inaugurale, le 17 novembre, le Président de la Foire, le Président de l’Association des éditeurs et moi-même avons successivement pris la parole et avons chacun à notre tour réitéré ce qu’il fallait faire pour appuyer la liberté d’expression et convaincre la population que le système de justice est juste. Le moment était d’autant plus dramatique qu’un membre de haut rang du gouvernement était sur place et a aussi pris la parole.

La majorité des observateurs ont constaté la taille de notre délégation et en ont conclu à l’importance que nous accordions à la situation. Je joins la liste des délégués ainsi que notre déclaration, nos deux communiqués de presse et ma propre déclaration à la fin du séjour.

Je veux remercier Tarik Günersel, le président du PEN turc et ses collègues pour leur invitation et la qualité de leur accueil; Eugene Schoulgin, notre Vice-président et résident à Istanbul; Sara Whyatt. la Directrice adjointe qui a consacré tant d’années au dossier turc; et toute la délégation et ceux qui l’ont appuyée et qui ont travaillé si fort.

Je fais à toutes et à tous mes vœux les plus chaleureux

John Ralston Saul

Novembre Lettre Mensuelle De John Ralston Saul aux membres de PEN